Réforme du régime de la retenue pour vérification du droit au séjour : surveiller et punir

Auteurs : Anaïs PLACE, Rachid ABDERREZAK
Publié le : 25/03/2019 25 mars mars 03 2019

Toute personne de nationalité étrangère doit, à tout moment, être en mesure de justifier de son droit à circuler sur le territoire français.

En pratique, en cas de contrôle d'identité, cela implique de pouvoir produire un visa en cours de validité, une carte de séjour, ou tout autre document autorisant à séjourner en France. A défaut, toute personne dans l’incapacité de fournir de tels justificatifs sera conduite dans un local de police ou de gendarmerie dans le cadre d’une mesure de vérification du droit au séjour.

L’entrée en vigueur de la loi du 10 septembre 2018 vient modifier l’article L.611-1-1 du Code de l'Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d'Asile, qui définit le régime de cette mesure privative de liberté. Cette dernière devrait se distinguer nettement de la garde-à-vue en ce qu’elle n’implique nullement que la personne qui en fait l’objet, soit soupçonnée d’avoir commis la moindre infraction.

Pour rappel, jusqu’à l’abrogation de l’article L.621-1 du Code de l'Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d'Asile, la loi prévoyait que tout étranger entré ou séjournant irrégulièrement sur le territoire soit passible d’une peine de prison d’un an et de 3750 € d’amende, outre une interdiction du territoire français pouvant aller jusqu’à 3 ans. L’irrégularité de la situation administrative, qualifiée pénalement, pouvait donc justifier un placement en garde-à-vue.

Ces dispositions étaient incompatibles avec la Directive européenne dite « retour », du 16 décembre 2008[1]. La Cour de Justice de l’Union Européenne a ainsi jugé, avec le fameux arrêt EL DRIDI[2]du 28 avril 2011, que le fait d’être en situation irrégulière ne pouvait constituer en soi une infraction. Les ministres français de l’Intérieur et de la Justice successifs n’ont pourtant eu de cesse que de résister à la jurisprudence des instances supranationales pour que survive la pénalisation du séjour irrégulier, produisant des circulaires enjoignant à poursuivre les placements en garde-à-vue. Saisie par la cour d’appel de Paris d’une question préjudicielle, la Grande Chambre de la CJUE répondait néanmoins aux divergences d’interprétation de l’arrêt El Dridi en énonçant sans ambiguïté que « la directive doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation réprimant le séjour irrégulier par des sanctions pénales pour autant que celle-ci permet l’emprisonnement [d’un étranger en situation irrégulière qui] n’a pas été soumis aux mesures coercitives visées à l’article 8 de cette directive... »[3], et ce dès le mois de décembre 2011. Le législateur n’a réagi qu’un an plus tard, mis au pied du mur après que la Cour de cassation ait enfin tiré les conséquences des jurisprudences Dridi et Achughbabain, en jugeant que le délit de séjour irrégulier était contraire au droit de l’Union[4].

La loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 « relative à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires désintéressées » est venue abroger les dispositions de l’article L.621-1 du Code de l'Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d'Asile, ce qui interdisait de facto le recours à la garde-à-vue en matière de séjour irrégulier. Le législateur estimant alors que la vérification d’identité, prévue par l’article 78-3 du code de procédure pénale, d’une durée de 4h, n’était pas assez coercitive pour remplir les objectifs fixés en matière de reconduite à la frontière, a créé une nouvelle mesure privative de liberté spécifique aux étrangers : la retenue pour vérification d’identité et du droit au séjour était née.

Six ans plus tard, et chaque nouveau gouvernement croyant devoir durcir les mesures prises par le précédent, le régime de la retenue est devenu parfaitement comparable à celui de la garde-à-vue.

 Avec l’entrée en vigueur de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, la durée maximale de la retenue pour vérification du droit de séjour et de circulation, est allongée : elle passe de seize à vingt-quatre heures, sans que l’on ne comprenne, d’un point de vue pratique et objectif, ce qui motive cette aggravation de la contrainte exercée sur l’étranger dont l’identité et le droit au séjour doivent être vérifiées.

Comme évoqué précédemment, l’article 78-3 du code de procédure pénale, qui régit les hypothèses dans lesquelles une personne, quelle que soit sa nationalité, refuse ou se trouve dans l'impossibilité de justifier de son identité, prévoit concernant la durée de la retenue dans un local de police que « la personne qui fait l'objet d'une vérification ne peut être retenue que pendant le temps strictement exigé par l'établissement de son identité.La rétention ne peut excéder quatre heures, ou huit heures à Mayotte, à compter du contrôle … »

 A en croire les textes, il faudrait donc 6 fois plus de temps aux officiers de police judiciaire pour vérifier le droit au séjour d’un ressortissant étranger, que pour s’assurer de l’identité de n’importe quel individu.

Dans le cadre des enquêtes délictuelles ou criminelles, la garde-à-vue dure elle-même 24h. Cette période est certes renouvelable une fois (voire plus dans certains cas, notamment en matière de bande organisée ou d’actes terroristes), mais avec le contrôle du procureur de la République et uniquement lorsque la prolongation est absolument nécessaire au regard des besoins de l’enquête.

En termes de durée, la contrainte exercée sur l’étranger qui n’a pas été en mesure, lors d’un contrôle d’identité, de justifier de son droit de circuler sur le territoire, est donc identique à celle exercée sur un individu soupçonné d’avoir commis une infraction, malgré l’existence de fichiers centralisés recensant les étrangers détenteurs de titres de séjour en France.

Interrogée sur les motivations du gouvernement à cet égard, Madame Elise Fajgeles, rapporteure du projet de loi à l’Assemblée Nationale, s’expliquait devant la Commission parlementaire en ces termes : « C’est une demande générale des forces de police et des autorités préfectorales que d’allonger la durée de rétention pour vérification d’identité, afin de s’adapter aux horaires d’ouverture des préfectures. C’est un sujet totalement opérationnel. Autrement, la rétention ne sert à rien, il faut se montrer pragmatique. Nous cherchons le système le plus efficace pour permettre ces vérifications d’identité. »[5]

Madame Elise Fajgeles se retranche derrière un objectif très simple – permettre les vérifications d’identité – tout en dévoilant à demi-mots un tout autre dessein. On sait que les préfectures ne sont sollicitées par les forces de police que lorsque l’étranger soumis au contrôle se révèle être en situation irrégulière. Ce n’est donc pas pour être « plus efficace » dans les vérifications d’identité en elles-mêmes, que l’on aurait allongé la durée de la retenue, mais pour être efficace dans la phase de mise en œuvre du processus d’éloignement du territoire, à l’issue de la vérification.

On sait pourtant que durant le second semestre de l’année 2012, alors que le recours à la garde-à-vue était jugé illégal par la Cour de cassation en matière de séjour irrégulier, et que la vérification du droit au séjour de seize heures n’existait pas encore, les placements en rétention n’ont pas connu de recul significatif. Ainsi, avec une vérification d’identité d’une durée de quatre heures, les préfectures parvenaient à faire le nécessaire pour remplir leurs objectifs en matière d’éloignement. A supposer qu’il soit entendable s’agissant de justifier l’atteinte à une liberté fondamentale, l’argument du pragmatisme est donc fallacieux.

Et c’est sûrement là que le bât blesse : ces trente dernières années ont vu se succéder des lois et règlements toujours plus répressifs, toujours moins inclusifs, consacrant la défiance institutionnelle à l’égard de la figure de l’étranger en France. On ne cesse, à droite comme à gauche, et dès qu’il s’agit de la question de l’immigration, de défendre le paradigme du réalisme désenchanté : il ne faudrait pas croire que l’on se refuse à accueillir des demandeurs d’asile, il ne faudrait pas croire que l’on méprise la main d’œuvre immigrée, bon marché, dès lors qu’elle sort de l’ombre des ateliers, des nuits sombres à nettoyer le métro, il ne faudrait pas croire que l’on enferme ces hommes, ces femmes et parfois même, ces enfants, alors qu’on pourrait trouver d’autres solutions... Ce que l’on veut nous faire comprendre – ou que l’on finit par croire, à force de l’entendre – c’est que la France n’aurait pas d'autre choix que de recourir massivement à des mesures privatives de liberté.

 Les faits sont néanmoins têtus : en 2016, l’Allemagne enfermait quatre fois moins de personnes étrangères que la France, préférant avoir recours à des mesures d’assignation à résidence, et réalisait dix fois plus d'éloignements. En Espagne la même année, avec trois fois moins de personnes enfermées, le nombre d’éloignements vers un État tiers à l’Union Européenne était le même qu’en France[6].

Le législateur ne peut ignorer cette décorrélation évidente entre la privation de liberté et l’effectivité des mesures de reconduite à la frontière. Il considère néanmoins que la société se doit d’exercer une contrainte significative sur l’individu – désormais unanimement désigné par le terme très discutable de « migrant » – qu’elle rejette.

L’alignement de la durée de la vérification du droit au séjour sur celle de la garde-à-vue participe en effet d’un mouvement global de « criminalisation des migrations »,pour reprendre l’excellente formule employée par Nils Muiznieks, ancien commissaire aux droits de l’Homme du conseil de l’Europe, malgré la dépénalisation du séjour irrégulier.

 Outre l’alignement de la durée de ces mesures, la loi du 10 septembre 2018 consacre le recours systématique à la prise d’empreintes digitales et de photographies durant la vérification du droit au séjour et de circulation. Auparavant autorisé quand il était « l’unique moyen » d’établir la situation de la personne concernée, il devient désormais la règle. Les données collectées, lorsqu’elles concernent un étranger en situation irrégulière, seront réunies dans un fichier au traitement automatisé des empreintes digitales (FAED).

 Or le FAED servait initialement à la recherche et à l’identification des auteurs de crimes et de délits, ainsi qu’à la poursuite, à l’instruction et au jugement des affaires criminelles et délictuelles. Il devient l’outil de recensement des délinquants… et des étrangers en situation administrative irrégulière, les seconds étant dès lors purement et simplement assimilés aux premiers.

 Ce recours à la collecte systématique de données personnelles est assorti de règles répressives ; l’étranger qui refuse de se soumettre à la prise d’empreintes pourra se voir condamner à une interdiction du territoire français d’une durée maximale de trois ans.

 On peut s’interroger sérieusement sur la compatibilité de ces nouvelles dispositions avec la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. On sait en effet que ladite Cour a pu juger, au visa de l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, garant du droit au respect de la vie privée et familiale, que le régime actuel de conservation des profils ADN dans le fichier national des empreintes génétiques (FNAEG) « n’offre pas, en raison tant de sa durée que de l’absence de possibilité d’effacement, une protection suffisante […] Elle ne traduit donc pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu »[7]. La Cour de cassation, refusant de tirer pleinement les conséquences de cette jurisprudence, a récemment jugé que le prélèvement imposé par l’autorité judiciaire n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales[8].

 Elle émet néanmoins une réserve en retenant « que le refus de prélèvement a été opposé par une personne qui n’était pas condamnée mais à l’encontre de laquelle il existait des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait commis l’une des infractions mentionnées à l’article 706-55, de sorte qu’elle avait alors la possibilité concrète, en cas d’enregistrement de son empreinte génétique au fichier, d’en demander l’effacement ».

Le raisonnement de la chambre criminelle est paradoxal ; c’est parce que le gardé-à-vue est présumé innocent que la contrainte exercée sur lui est proportionnée, puisque l’intéressé aura la possibilité ultérieure de solliciter l’effacement de son empreinte génétique au fichier.

L’étranger en situation irrégulière ne bénéficiera pas de cette distinction ; nul besoin de délit pour recourir à la conservation de ses empreintes digitales. La loi du 10 septembre 2018 achève en cela la convergence des régimes applicables à l’auteur d’infraction (condamné) et à l’étranger sans-papier.

On entre ainsi dans une logique de repli ; la société serait menacée par l’immigration et, pour se défendre de ce péril, pourrait user de tous les moyens coercitifs à même de limiter ce phénomène, parfaitement assimilé à celui de la délinquance.

A l’heure où la valeur « travail » est mise en avant par tous les gouvernements, nous ne pouvons que regretter l’indistinction croissante entre l’étranger immigré qui souhaite vivre et travailler comme tout un chacun, et l’auteur d’infraction, indistinction qui noie les valeurs républicaines dans les eaux troubles de l’amalgame.
 
Anaïs PLACE et Rachid ABDERREZAK
Avocats au Barreau de Paris
 
 
[1]Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier
[2]CJUE, 28 avr. 2011, C-61/11, Hassen El Dridi alias Soufi Karim.
[3]CJUE, 6 déc. 2011, C-329/11, Alexandre Achughbabain c/ Préfet du Val de Marne ; Serge Slama, « La Cour de justice consacre l’ubiquité du délit de séjour irrégulier, à la fois conforme et non conforme au droit de l’Union européenne selon la phase de la procédure de retour » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 7 décembre 2011
[4]Crim., 5 juin 2012, avis n° 9002, AJDA 2012. 1132 et Civ 1, 5 juillet 2012, n°11-19250
[5]Voir le rapport des réunions de la commission des Lois en date des 11 et 18 juillet 2018, examinant en nouvelle lecture le le projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, consultable en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/rapports/r1173.pdf
[6]Voir en ce sens le rapport très documenté « Centres et locaux de rétention administrative, RAPPORT 2017 » des associations ASSFAM, Forum Réfugiés-Cosi, France Terre d’Asile, la Cimade, Ordre de Malte France, Solidarité Mayotte
[7]Cour Européenne des Droits de l'Homme, 22 juin 2017, Requête n°8806/12, Affaire AYCAGUER c. FRANCE
[8]Crim, 15 janvier 2019, 17-87185, FS + P + B

 

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